La clé de l'embrouille
Annette Lellouche, forte du succès de ses romans qui allient suspense et humour, a voulu pour son septième opus, s’essayer au genre policier.
Puisant son inspiration dans des histoires de famille et des faits divers, son imagination fera le reste pour vous entrainer dans ce suspense psychologique.
Suivez-la pour une lecture drôle, humaine et haletante jusqu’au dénouement.
L’histoire :
Dolorès est employée de maison chez Madame. À première vue tout les oppose :la course aux heures de ménage pour l’une et la situation confortable de l’autre ;
le caractère timoré de Dolorès et celui excessif de Madame.
Elles vont s’apprivoiser et de leurs différences naitra leur détermination de ne plus accepter leur souffrance telle une fatalité.
Dolorès refuse de payer l’addition pour un raté de la médecine qui l’handicape.
Madame veut réparer une erreur de jeunesse qui la brise.
Quand le hasard met Alain, un jeune homme en quête d’identité sur leur chemin, alors vérités et mensonges se confondent. Qui est qui ? Et pourquoi ?
Vont graviter autour de ces trois personnages pris dans la tourmente, des acteurs secondaires dont le rôle est principal. C’est la clé de l’embrouille.
Dolorès atteindra-t-elle son but, Madame comblera-t-elle son manque et Alain retrouvera-t-il son identité ?
Chapitre 1
Comme chaque matin, tout ensommeillée, essoufflée d’avoir parcouru d’un pas accéléré la centaine de mètres qui sépare son appartement de l’arrêt du bus, Dolorès peste contre le rond-point fleuri qui invariablement lui cache l’arrivée imminente du mastodonte. In extrémis, elle agite son bras pour stopper l’autobus, s’y engouffre. Elle s’installe à l’arrière du véhicule, son sac posé à ses côtés, les deux bras reposant sur ses cuisses. Légèrement voutée. Elle finit sa nuit.
Comme chaque matin, il fait soleil à Marseille, pas dans le cœur de Dolorès.
La ligne 3 lui fait traverser la ville en passant par l’IUT Saint Jérôme, le lycée Artaud. Des étudiants trainaillent aux alentours, riant, se bousculant, ou parlant en solitaire une main collée à l’oreille. Elle les envie. Oh oui, elle les envie mais ce n’est pas important puisqu’elle gagne sa vie sans avoir fait des études. Pour se consoler elle ressasse le leitmotiv que prononce non sans aigreur sa mère « les diplômes ça ne sert qu’à fabriquer des chômeurs ».
Le bus s’arrête quelques minutes à la station de Notre Dame de la Consolation. Là, point n’est besoin d’être un fin limier pour lire sur ses lèvres la prière qu’elle murmure, les yeux fermés et les deux mains jointes sur sa poitrine. Jusqu’à présent rien n’y a fait. La vie continue sans apporter de solution à son problème. Le bus immuablement redémarre sourd à ses supplications. Il ne peut rien pour elle, ni Notre Dame de la Consolation non plus ! RIEN !
Elle se dépêche de remonter la rue qui la mène chez Madame. Cela achève de la réveiller totalement.
Aujourd’hui c’est jour de grand ménage. La Fée du Logis arrive !
Sa mission, dépoussiérer. Traquer la trace rebelle de nuages gris, de moutons cotonneux. Secouer les vieux tapis poussiéreux. La Fée du Logis s’active !
« Madame dit qu’elle est maniaque, moi je ne crois pas, c’est juste dans sa tête qu’il faudrait faire le ménage, jetez les vieux emballages ; ça encombre, c’est tout. Dolorès ne demande pas mieux, mais voilà, faire un sérieux tri et hop tout à la déchetterie, Madame ne sait pas. Peut-être qu’elle ne veut pas. Madame dit que la vie est compliquée… ».
Dolorès parle toute seule. Elle ronchonne. Assez pour se convaincre qu’elle n’est pas la seule à se triturer les méninges. Maigre consolation !
Munie de tout son attirail, de la balayette à la bombe Pliz, Dolorès s’active !
N’empêche qu’elle peut réfléchir pendant … ça n’est pas interdit et ça oblige à vider dedans ! C’est Madame qui le lui a dit un jour ! C’était quand au juste ? Ah oui le jour de son embauche. Peut-être plutôt le deuxième jour ou… peu importe pense-t-elle dans un geste d’humeur, repoussant une mèche rebelle de cheveux à l’aide de son avant-bras. Elle lui avait dit, elle s’en souvient parfaitement :
« Faire le ménage, cela fait aussi transpirer l’esprit et ne vous en privez pas » !
Ouais ! Bon ! Est-ce la vie qui est compliquée ou Madame ? Faire transpirer l’esprit ? À l’époque elle n’avait pas bien compris. Maintenant qu’elles se connaissent mieux, son esprit est un robinet ouvert qu’elle a du mal à refermer. Madame est romancière, c’est dans ses livres que son esprit transpire. C’est ce qu’elle affirme et elle n’a aucune de raison de ne pas la croire.
Elle aime bien que Madame l’appelle Robusta. Elle n’aime pas son vrai prénom : Dolorès. Rien que d’y penser, son corps est traversé de douleurs de la tête aux pieds. Tous les vieux démons resurgissent. Elle est bien plus tranquille maintenant avec ses chiffons, qu’avant. En plus des chiffons, avant il y avait les cris, les coups, les larmes. Là son chiffon c’est sa liberté, son gagne-pain, ne plus être à genoux, enfin si, un peu beaucoup quand même, mais c’est différent !
— Pourquoi Robusta ?
— Parce que tu es robuste comme le café Robusta que je bois par dizaine, lance Madame dans un sourire amusé.
C’est vrai qu’elle boit beaucoup de café Madame. Un jour elle va faire exploser son cœur ! Madame aussi pourrait s’appeler Robusta ! Pas pour la même raison. Parce qu’elle est dynamique, infatigable. On dirait une abeille qui tourne en rond sans jamais trouver la sortie. Bzz, bzz, elle la fait sursauter quand elle arrive dans son dos pour lui intimer l’ordre :
— Robusta commence toujours par la vitrine ! Pas dedans, c’est inutile ! Les poussières à l’extérieur !
— Pas dedans, Madame ?
— Inutile. On ne l’ouvre pas souvent.
— Et toutes ces bouteilles à quoi ça sert ?
— C’est juste au cas où !
— Au cas où ?
— Tu es un peu stupide ou tu le fais exprès ?
Dolorès ne répond pas. Elle est vexée. Sa susceptibilité a pris le dessus. Elle se renfrogne. Mais à chaque fois, d’un ton conciliant, Madame se reprend très vite, comme pour se faire pardonner :
— Au cas où on aurait des visites et franchement des visiteurs il n’y en a pas beaucoup. Monsieur aime sa tranquillité et ça tombe bien, moi aussi.
Dolorès n’en croit pas un mot. Elle se mord la langue et grimace. Monsieur aime sa tranquillité ? Pour ne pas contrarier Madame elle ne peut pas lui rétorquer qu’elle voit régulièrement des traces de fêtes dans le salon lorsqu’elle s’absente pour dédicacer ses livres. Certes ce ne sont pas les mêmes bouteilles aperçues dans la vitrine. Dolorès se doute que le mari est plus malin que ça ! Il doit s’approvisionner au supermarché, en douce. Elle se tait car elle tient à son emploi, son laissez-passer pour sa liberté. Elle y tient trop. Et elle a appris à se taire, depuis son plus jeune âge. Ah ça oui !
Aussi, c’est Madame qui décide. Et c’est très bien ainsi. Au moins Dolorès n’a pas à réfléchir sur ce qu’elle doit faire ou pas. Elle obéit. Il faudrait qu’elle lui demande pourquoi « la vitrine d’abord ». Elle le sait déjà, parce qu’il lui arrive d’entendre Madame parler toute seule. À ces moments-là, il lui fallait être transparente, se rendre invisible. C’était frustrant pour Dolorès. Elle écoutait des bribes de phrases mais ne proférait mot. Madame, ces fois-là, n’était pas drôle, même un peu folle. Un caméléon qui fascinait Dolorès ! Le vert de ses yeux se muait en vert d’eau ou en vert gris délavé. Parfois un peu bleu, ou bleu-vert turquoise. Turquoise comme les mers surfées, son esprit embarqué lui avait marmonné Madame en guise de présentation !
Sa vitrine est un meuble ancien. Un de ces vieux meubles rares que l’on ne déniche que chez des antiquaires de renom. Antiquaires, antiquités. Vieilleries ! Dolorès l’a en horreur. Normal, elle ne vit qu’entourée de caissons aux angles droits, blancs, sans âme, vendus en kit et assemblés non sans mal d’après notice et clé de montage fournies dans une pochette transparente. Résultat de l’assemblage, une finition aléatoire et des portes de guingois. Son mobilier bon marché c’est pour la jeunesse se rassure-t-elle et la vitrine de Madame pour les vieux ! Elle sait qu’elle exagère un peu, que c’est aussi une question de moyens et qu’on en a toujours pour son argent lui répète sa mère… C’est comme les raisins de la fable… Trop verts !
Dolorès continue à bougonner en époussetant les meubles ; la poussière s’incruste comme la misère. Les personnes âgées adorent entasser, elles gardent tout. C’est comme leurs souvenirs. Elles ne savent pas s’en débarrasser. Madame est une fille de bourges lui a-t-elle appris un jour en éclatant de rire. « De bourges oui ma chère » ! Sa vitrine regorge de verres à vin, à whisky, à liqueur, simples ou décorés. Des grands pieds, des longs cols. Des tous petits, eux aussi très anciens. Ils ont été transmis sur plusieurs générations. Des cadeaux de mariage plus encombrants qu’autre chose. Dolorès a très vite appris à les reconnaître pour les jours où.
Tout en bas, des alcools rapportés de lointains voyages mais rarement bus.
C’est pour les invités. Ce n’est pas chez Dolorès que les bouteilles resteraient tranquillement alignées dans le fond d’une tour vitrée, tel un appel au crime. Sa tentation est forte d’en piquer une, Madame n’y verrait rien. Ah ça non ! Sa première qualité est l’honnêteté. Un faux pas et sa réputation serait ruinée. Madame l’a recommandée à plusieurs de ses relations. Même à son ami, celui qu’elle a surnommé, c’est une manie chez Dolorès, depuis le premier jour, le Sourdo-Murdo. Dans son métier, le bouche à oreille est la meilleure carte de visite.
Sur le dessus de la vitrine, un cadre à photo en verre. Très beau. Bicolore. Sur une plaque en verre fumé était collée une bande de glace argentée, biseautée. Un travail de miroitier hors pair !
« Ah ma pauvre Robusta, aujourd’hui on ne trouve plus de si belles choses, tout est en plastique et quand ça vient de Chine, quelle guigne ! C’est moche ! Alors fais attention » !
Oui Madame répondait-elle invariablement. Comme si de lui rabâcher à chaque fois les mêmes recommandations allait déjouer sa maladresse. Comme si elle faisait exprès de casser ! Comme si de balayer et de ramasser les bouts de verre ou de porcelaine, en prenant bien soin de ne point se blesser, l’amusaient. Bien souvent elle pensait à des vilaines choses et ça lui échappait des mains. D’autres fois elle tremblait et elle ne voulait pas pleurer alors elle reniflait et frottait ses yeux de son bras faisant mine d’essuyer une poussière, puis toujours mine de rien elle élargissait le geste en se frottant le front, remontant jusqu’à son crâne qu’elle cognait vigoureusement comme si elle voulait remboiter ses souffrances. Ça ne regarde personne ! Et patatras ! Si elle avait quelque chose dans les mains…
Comme le jour où sa mère l’avait traitée de jalouse. Jalouse oh non ! Sauf qu’elle aussi a faim comme les autres, faim de câlins. Pourquoi ne peut-elle pas l’appeler « Maminette ou Moumoune ou Moumounette ou tout simplement Maman chérie » ? Dans sa famille les démonstrations affectueuses se font rares, mais juste une fois entendre « eu te amo minha filha » à son « querida mâe » (je t’aime ma fille en réponse à son maman chérie) ! Elle se souvient que ce jour-là, jour de la fête des mères, une pile d’assiettes creuses dégoulinantes de jus gras de la feijoada, lui avait échappé des mains. Ce n’était pas de sa faute, jalouse elle, non !
Ce sera ça de moins à laver et à essuyer s’était-elle réjouie en son for intérieur pendant que sa mère hurlait de rage en l’invectivant.