Charles et Aurelien

Annette Lellouche s’était lancé un défi, écrire pour la jeunesse « Gustave ». S’adresser à la jeunesse n’est pas une évidence.
Et pourtant « Gustave » a séduit un grand nombre de lectrices et lecteurs, des plus petits aux plus grands.
Aussi, « Lettre à Pépé Charles » a pris naissance après de très nombreuses réactions des lectrices et lecteurs de « Gustave » qui voulaient en savoir plus : « Que se passe-t-il après ? ».
Dans ce troisième volet, l’auteur, au fil des mots et des pages, rassemble avec humour, amour, et générosité tous les personnages hauts en couleur de cette saga provençale. Ces héros plus vrais que nature nous donnent une belle leçon de vie.
Rien n’arrive de rien, tout est affaire de volonté.

L’histoire :

La rencontre entre Charles et son fils Aurélien a finalement lieu à Tourrettes. Ils décident de se retrouver dans la chambre d’enfant d’Aurélien pour s’expliquer. Avec beaucoup d’amour et de pudeur ils se racontent.
Il y a Berthe qui veut elle aussi sa revanche sur la vie qui n’a pas toujours été tendre avec elle.
Il y a Simon et Léa, deux enfants terribles et craquants.
Il y a en filigrane ce besoin d’amour qui taraude tous nos protagonistes.
Vont-ils y arriver ?


EPUISÉ

 


Chapitre 1

I – C’est qui, tu connais ?

La voiture avançait lentement, glissant sur une chaussée déclinante, frein à main desserré, au ralenti comme dans un film. Au volant, se profilait la silhouette d’un homme d’allure jeune. Brun et costaud. Le visage presque collé au pare-brise.

Les quelques badauds encore agglutinés là sans autre occupation, s’étaient retournés. Une vague de murmures circula brusquement : « c’est qui tu connais, ben non et toi ? Non et toi tu connais ? C’est qui tu connais ? C’est qui tu connais ? Non jamais vu, jamais vu par là, pas vu, inconnu au bataillon » ! Certains s’écartèrent, traînant les pieds, brûlant de curiosité.

Quelques intrépides ne bougèrent pas. La voiture s’arrêta devant ce barrage humain. Le moteur hoqueta dans un dernier soubresaut, une ombre se refléta sur le pare-brise. Celle d’Aurélien. On le distinguait à peine. Était-ce la buée dégagée par sa respiration qui le rendait aussi fantasmagorique ? Était-ce le faux jour ou tout simplement l’émotion qui déformait son visage ?

Un papillon blanc, intrigué, virevolta et finit par aller se poser sur un essuie-glace. Ses ailes tressautaient imperceptiblement. Ses antennes toquaient au carreau dans un furtif frottement. Il survola le pare-brise dans la recherche vaine de le traverser. Insatisfait, il s’en alla batifoler vers de jolies fleurs dépassant avec audace de la haie voisine. Un silence empaqueta la place dans une ouate opaque.

Ce silence ! Ce temps d’arrêt où tout  se fige ! Pas un souffle d’air, juste les respirations rauques, haletantes. Juste ces cœurs prêts à exploser !

Une petite voix s’éleva, intimidée soudain, « c’est papa ». Simon regarda tour à tour, sa maman, pépé Charles. Il n’osait pas bouger. Il avait peur des réactions imprévisibles. Celles compliquées des grands. Ses lèvres, tel un robot en marche, articulaient  « papa ». Ses yeux inquiets interrogeaient « on fait quoi » ? Simon l’intrépide perdait ses moyens. Simon avait peur. Peur que tout redevienne comme avant. Comme avant son périple matinal. Peur qu’il n’ait fait tout ça pour rien. Cette idée lui était insupportable. S’il le fallait, il recommencerait !

La délivrance vint de Berthe :

- Bon moi je n’ai pas que ça à faire et on ne va pas passer la journée à se regarder en chiens de faïence, sans rien dire. Allez Simon ! Cours chercher ton père.

- Non ! cria pépé Charles. Non ! Ne bouge pas Simon. Laisse, c’est entre lui et moi.

- Et voilà ! Encore ta fierté d’homme. Ne va pas tout gâcher mon Charles. Ne réduis pas à néant les efforts du gamin.

Simon sursauta en entendant les propos de Berthe et ses petits yeux suppliants s’égaraient sur tous les visages tendus. Berthe, d’une pression de la main sur le bras de Charles, tenta de le rassurer, comme pour lui signifier que tout ne pouvait que bien se passer. Charles ne bougea pas, comme statufié. Elle lui entoura les épaules de son bras et lui murmura à l’oreille des paroles qu’eux deux seuls entendaient. Charles tourna sa tête vers elle et montra un visage raviné d’incertitude.

Berthe, dans un élan généreux, invita Simon et sa maman à venir boire un verre à la maison. Pour laisser les hommes s’expli-quer, s’écria-t-elle. Pépé Charles savait que Berthe avait raison, qu’il devait gommer son entêtement. Son fils était là. Il était sûrement aussi troublé que lui. S’il avait fait ce premier pas pour venir jusqu’ici, avait-il le droit lui, de s’entêter ? C’était ce que Berthe lui avait murmuré à l’oreille, à juste titre. La peur de ces retrouvailles forcées ne devait pas prendre le dessus. Cependant, se retrouver seul, face à Aurélien, le paniquait. Ses jambes refusaient d’avancer, déjà qu’elles avaient du mal à le porter.

La pluie, en refaisant surface, vint intempestivement les doucher en surprise. Les esprits se reprirent alors. Des exclamations animèrent l’espace :

- Il pleut crie Simon ! Vous n’avez pas de parapluie, moi j’ai ma capuche.

Cependant personne ne bougea, cette pluie se heurtait à une indifférence générale.

- Il pleut, madame, répéta Simon.

- Je m’appelle Berthe, tu ne t’en souviens plus petit ? D’ici qu’on arrive chez moi ou chez Charles on sera trempé. Alors si on rentrait chez Gérard ? Il n’y a que le jardin à traverser, hein ?

- Chez lui ? C’est pourri ! dit Simon d’un air dégouté en se pinçant le nez.

- Ne t’inquiète pas, juste le temps de laisser passer cet orage. Ici ça ne dure pas, un petit pipi d’oiseau et hop le Roi-Soleil re-prend sa place. En moins de temps qu’il faut pour le dire, tout est sec. Allez on va chez Gérard, il n’a pas intérêt à faire sa tête de lard. Et qu’il ne compte pas sur nous pour jouer les fées du logis !

Simon était partagé entre le mauvais souvenir de sa séquestration chez Gérard l’ivrogne et l’envie de revoir le malheureux chien. Il n’eut guère le temps de s’interroger plus avant, l’averse redoubla de violence.

Une fois de plus, Berthe prit les choses en mains :

- Allez Charles va dans la voiture de ton fils, nous on se réfugie chez Gérard.

Simon, enserrant la taille de sa maman, comme s’il voulait la protéger elle et son bébé, attrapant au vol la main de Berthe, les entraina dans la maison de Gérard. Il connaissait mieux que quiconque les lieux. Charles se retrouva tout seul au milieu de la chaussée.

Déjà Aurélien ouvrait sa portière et un pied dehors, sans hésiter un dixième de seconde, se précipita vers son père Charles.


- Viens papa. Nous serons mieux à l’intérieur.

Il avait déjà retiré sa veste et l’avait posée avec beaucoup de tendresse sur les épaules de son père. Celui-ci ne remerciera jamais assez dame nature qui lui permit une reprise de contact aussi rapprochée. Pour insolite, elle était complètement insolite ! L’eau salée qui coulait sur son visage se confondait avec l’eau bénie du ciel. Tous deux prirent place à l’arrière du véhicule. Aurélien gardait la tête baissée. Il ne savait quelle contenance adopter. Il ne savait quoi dire. Il ne savait s’il devait prendre la parole en premier. Il ne savait rien, juste savait-il que son cœur battait à tout rompre, que ses oreilles sifflaient, que ses cheveux sur le haut de son crâne lui faisaient mal comme s’il avait bu un litre d’alcool.

Charles n’était pas dans de meilleures dispositions. Dans sa précipitation pour aller délivrer Simon son petit-fils, il avait oublié sa canne. Ses mains tremblaient et il ne savait qu’en faire. Lui aussi ignorait tout de l’attitude que devait avoir un père dans de telles circonstances. Il n’avait guère eu le temps d’exercer sa fonction paternelle. De surcroit, il était certain que cela n’arrivait pas tous les matins qu’un petit garçon fugue, qu’un fils disparu depuis plusieurs années réapparaisse et que la pluie vienne les réunir dans un habitacle étroit et étouffant.

Une voix, qui semblait sortie de nulle part, secoua la léthargie ambiante :

- Ouvre une vitre, fils, on étouffe ici.

- La pluie va entrer dedans « Pa » !

Ils tressaillirent comme s’ils venaient d’être surpris par un essaim d’abeilles. « Pa » sorti de si loin, si loin, du tréfonds de leur mémoire. « Pa » disait toujours Aurélien quand il voulait, soit discuter un ordre, soit lui adresser une supplique. Ce « Pa  » rappro-cha les deux hommes bien mieux que tous les discours les mieux préparés. Les épaules en se frôlant, les firent trembler d’émoi. Charles déglutit avec difficulté, il inspira en écarquillant les yeux :

- Fils, ouvre la vitre, ce n’est pas une petite averse qui va nous effrayer.

- Bien sûr « Pa », tout de suite.

L’air humide se précipita dans l’espace chloroformé de la voiture. Ils frissonnèrent soudain. Le nombre des années passées sans se parler, sans se voir, sans donner de nouvelles, jamais, s’était dilué sous l’effet vivifiant de l’air frais. Réduit à peau de chagrin. Ils étaient réunis. Aucun rêve le plus fou ne l’avait envisagé, ni pour l’un, ni pour l’autre.

Le père, le fils se regardèrent longuement. « Le premier qui dégaine est mort » dit le proverbe, là il s’agirait plutôt de renaissance. Aurélien se jeta à l’eau, timidement :

- Comment ça va « Pa » ?

- Mieux maintenant, répondit Charles, éludant la véritable réponse. Tu as un bon petit gars, tu sais.

Aurélien douta d’avoir bien compris. Qu’avait dit la voix étranglée de son père «tu as un bon petit gars» ou «tu es un bon petit gars» ?

- Oui ! Simon est un petit garçon formidable, reprit Charles comme pour retarder une échéance.

- « Pa » il faut que je te dise. J’étais là. J’ai tout vu et je n’ai rien dit.

Charles trembla, pas de froid mais de désarroi. L’heure de vérité sonnait enfin. Qu’avait vu Aurélien ? Pourquoi n’en avait-il pas parlé alors ? Pourquoi avaient-ils perdu tout ce temps ?

- Parle, fils, tout cela n’a que trop duré.

Aurélien se recroquevilla. Le ton de « Pa » bien qu’affectueux et encourageant, l’embourbait dans sa peau de garçonnet. Dans son carcan de garçonnet meurtri. Dans ce mur qu’il avait érigé pendant toutes ces années entre lui et son père.

Un gros soupir déchira la bure de souffrance. Il raconta sa fugue nocturne à vélo la fameuse nuit, l’ivrogne quittant en titubant le bar, Gustave et son bras vengeur, la mare de sang recouvrant l’ivrogne raide mort et sa terreur d’être accusé. Lui le coupable tout désigné. Enfin c’est ce qu’il avait toujours cru. Il était un enfant. Il était malheureux ne supportant pas son double deuil. Ses remords. Oh oui, ses remords ! Il avait laissé dire, accuser son père sans bouger. Il était petit, il avait peur, il était terrorisé. Personne à qui en parler. Surtout pas à sa tante. Pas à elle ! Là il ne put lui en dire plus. Sa voix se brisa en sanglots contenus. Pas encore l’heure. Il prit sa respiration :

- Et toi « Pa » qui …

Sa voix s’étrangla à nouveau. Il leva une main et nerveusement la crispa sur l’épaule de « Pa » comme pour s’y agripper. La chaleur du contact le rassura. Il voulut poser les questions qui dérangeaient mais la réalité le rattrapa :

- Papa, papa.

Simon tapait sur la carrosserie. Le gong pour Charles à l’épaule endolorie sous la pression d’Aurélien. Sa sensibilité était mise à rude épreuve. Son menton tremblait. On pouvait presque entendre ses dents grincer.
- Tiens, voilà ton petit gars. Charles avait réussi à raffermir sa voix. Nous avons encore tant de choses à nous raconter et franchement il y a meilleur endroit pour ça.

- Attends « Pa » ! Je te demande pardon.

- Regarde, la pluie a cessé de tomber et le soleil fait le beau. Regarde tout autour de toi. Regarde ces arbres qui attendaient ton retour. Regarde fils, rien n’a changé mais toi oui. Tu es un homme maintenant et moi un vieil homme. Alors ne me demande pas pardon. Sinon je devrais le faire à mon tour. Nous avons tous quelque chose à nous faire pardonner. Il faut juste savoir à un moment donné faire face à son Destin et le guider. La Vie ne peut pas tout décider pour nous. Comme à présent, vois-tu ?

Pépé Charles poussa un grand soupir. Ses yeux humides ne supportèrent pas le regard reconnaissant d’Aurélien.

- Regarde Aurélien, tout le monde s’impatiente apparemment. Ta femme en plus doit fatiguer, vu son état. Allez on y va !

- Attends « Pa », je voudrais juste te demander …
Déjà Charles avait ouvert sa portière. Il n’en pouvait plus. Son estomac n’était plus qu’un sac de nœuds. L’émotion longtemps contenue, montait à sa gorge. Il se sentait au bord des larmes. Il préféra tendre la main à Simon, son petit gars, et lui dire après s’être éclairci la voix :

- Ne recommence plus. J’ai eu tellement peur, tu sais. Tu imagines un peu tous les dangers que tu as courus ?

- Je sais Bernadette me l’a déjà dit.

- Bernadette te l’a déjà dit mais moi je te le redis ! - Sa voix était plus sévère qu’il ne l’aurait voulu - Cette escapade aurait très bien pu mal tourner. Avec Gérard, on peut s’attendre à tout. Et son chien …

- Mais non, grand-père, son chien est une brave bête, ce n’est pas comme l’autre molosse.

Simon marmonna quelque chose d’inaudible. Il craignait de réveiller de mauvais souvenirs. Il tenta de s’excuser. Il n’était pas très fier de son aventure qu’il aurait voulu plus discrète. Le chien en courant vint japper autour de Simon, créant une diversion. Pépé Charles se raidit.
- D’où il sort lui ? Fais attention il pourrait avoir la rage. Décharné comme il est, il doit avoir la fringale, il aurait tôt fait de te bouffer un mollet. Ah ! Ces chiens.

Une fois de plus pépé Charles regretta sa canne. Il l’aurait bien rossé pour l’éloigner. Le regard d’Aurélien qui se rapprocha, aussi féroce que le sien effraya la bête qui recula comme à regret.

Berthe et Iéléna, la maman de Simon, les rejoignirent. Simon attrapa le bras de son grand-père et le secouant lança :

- C’est les vacances. Je peux rester dormir chez grand-père ? Grand-père, tu veux bien ?

La réponse d’Aurélien ne se fit pas attendre, et claqua d’un ton ferme et sans équivoque :

- Simon, je viens de rentrer pour toi. Pour te parler. Et toi tu cherches à fuir ? Et surtout, je n’ai pas encore eu le temps de m’expliquer avec mon père. C’est bien ce que tu voulais, non ? Que nous reformions une famille ? Alors moi d’abord. J’aimerais rester chez grand-père. J’ai demandé quelques jours de congés et cela n’a pas été facile de les obtenir. J’en ai déjà parlé avec maman au téléphone tout à l’heure. Elle est d’accord. Reste l’accord de grand-père.